La
crise permanente
Claude
MALHURET
(Critique du
livre de Gilles Johanet : " Sécurité Sociale :
léchec et le défi ". Seuil.1998)
Publier
aujourdhui un livre sur la Sécurité sociale en espérant un
fort tirage est un pari risqué : le nombre des familiers du
sérail ayant écrit sur ce sujet aride au cours des dernières années
(1)
est en effet impressionnant. Gilles Johanet, Directeur de la CNAM
de 1989 à 1993, appartient à cette lignée et ne risque pas dêtre
taxé dincompétence, mais cela ne suffirait pas à le distinguer
dans la profusion des ouvrages actuels. Par contre son livre possède
une qualité essentielle - il présente de façon limpide un sujet
effroyablement complexe et un avantage chronologique
sa date de parution lui permet dinterpréter les premiers résultats
de la réforme
Juppé.
Présentée
comme le contraire dun nième plan durgence, ayant lambition
dun changement en profondeur et accueillie comme telle, cette
réforme na pourtant pas échappé selon Gilles Johanet à ce
quil appelle les " sept péchés capitaux "
du système français : le refus de la sélection de loffre
de soins en fonction de lutilité médicale, labsence
de coordination des soignants, lignorance entretenue sur les
pratiques, linexistence dune politique de santé publique,
lincohérence des critères de remboursement, lincapacité
à maîtriser le rythme de croissance des dépenses et enfin la multiplicité
des décideurs aux intérêts divergents.
Pour
lauteur, ces sept péchés capitaux se ramènent en définitive
à une explication fondamentale : lécartèlement entre
une logique médicale et une logique économique. Ou plus précisément
linaptitude à comprendre que ces deux logiques ne sopposent
pas, à condition de les englober dans une troisième, la seule qui
compte et la seule qui manque : celle de la santé publique.
La
Sécu à la française nous dit Gilles Johanet oscille entre la référence
constante à léthique médicale centrée sur la relation médecin-patient,
confondant les soins et la santé, et le retour du refoulé économique
qui vient périodiquement rappeler par des déficits successifs quon
ne peut en permanence écarter le principe de réalité.
Décrivant
successivement le jeu contradictoire des acteurs, la succession
des plans durgence baptisés réformes définitives (" cette
fois nous sommes condamnés à réussir "), lirresponsabilité
entretenue des individus, praticiens ou patients, par une offre
que rien ne limite, le livre démontre comment le système actuel
repose sur le tandem dangereux du gaspillage et des rentes de situation.
Rien
de tout cela nest fondamentalement nouveau, mais tout est
replacé dans une perspective densemble, expliqué de façon
accessible aux profanes et agrémenté dune série dexemples
qui feront éclater de rire ou scandaliseront selon lhumeur
du lecteur.
La
deuxième partie est consacrée à la réforme de 1996, à ses insuffisances
et à son échec prévisible, enfin aux mesures nécessaires à un sauvetage
de plus en plus indispensable et de moins en moins facile.
Gilles
Johanet reconnaît volontiers que la réforme Juppé ne ressemble pas
aux multiples plans durgence précédents, quelle innove
radicalement et courageusement : fixation démocratique et argumentée
des ressources par la volonté du Parlement, mise en place dune
véritable coordination des soins grâce aux filières
et réseaux, encadrement de la dispensation et de la prise en
charge des soins par les références
opposables et lévaluation des pratiques, modernisation
de la gestion grâce aux échanges de données informatiques entre
praticiens et caisses. Pour autant, estime-t-il, elle ne constitue
pas un ensemble complet et cohérent et elle est vouée à léchec.
Ensemble
incomplet parce que lobjectif de maîtrise des coûts fut rapidement
abandonné sous la pression des lobbies médicaux, paramédicaux, industriels.
Incomplet parce quil ne met pas à bas les cloisons entre soignants,
les ébauches de coordination se réduisant à des expérimentations.
Incomplet encore par son silence sur léducation sanitaire,
la prévention, le nécessaire numerus clausus des étudiants, la réforme
des études médicales
Ensemble
incohérent car il propose la maîtrise des coûts sans poser la question
préalable de ladaptation de loffre de soins en quantité
et en qualité aux besoins de santé. Avec pour conséquence le maintien
dune offre démesurée de soignants, dhôpitaux, de médicaments.
Cette
analyse est elle exacte ? Lannonce dun nouveau
déficit lors de la parution des comptes de la Sécu en Mai 98 et
le coup de sang de Martine
Aubry annonçant déjà de nouvelles mesures durgence semble
bien conforter le pronostic de lauteur : la réforme Juppé
a échoué à remplir lobjectif que lui avaient assigné ses promoteurs.
Une
seule question se pose dès lors : Quelle est la solution ?
Cest sur ce point, auquel il ne consacre que quinze pages
en fin de volume, que le livre nous laisse sur notre faim. Des pistes
sont lancées, mais elles ne constituent pas le projet densemble
quon attendrait à lissue de deux cent pages danalyse
pertinente des échecs précédents. Dautant plus quon
ne peut sempêcher de se poser au sujet de ces mesures une
question majeure à laquelle Gilles Johanet ne répond pas et à laquelle
il aura la chance de ne pas être confronté directement : sont
elles aujourdhui politiquement possibles sans entraîner
comme le disait Michel Rocard voici quelques années pour la réforme
des retraites " la chute de trois gouvernements successifs " ?
Dans le contexte actuel la réponse est plus quincertaine.
Certes
la direction proposée est sans doute la bonne. Contentons nous ici
de la schématiser de la manière suivante : la Sécu + les HMO.
Cest à dire un système qui garantit laccès aux soins
à toute la population mais en introduisant des modèles de gestion
imités de ceux mis en place dans dautres pays depuis quelques
années pour freiner lexplosion de la dépense et améliorer
la qualité des soins.
Un
gouvernement persuadé de la nécessité dune telle réforme aurait
sans doute bien du mal à la réaliser. Quattendre dès lors
de celui de Lionel
Jospin qui a écarté demblée par la voix de son Ministre
des Affaires Sociales lune des conditions indispensables de
cette réforme : la concurrence dans la gestion de lassurance-maladie,
prérequis à toute amélioration. Il suffit de constater laccueil
fait au projet AXA de réseau de soins, accusé à tort de préparer
la privatisation de la Sécurité Sociale alors quil proposait
enfin un modèle cohérent de maîtrise des dépenses associée à une
amélioration de la qualité des soins, pour comprendre que les affrontements
idéologiques, abandonnés ailleurs, constitueront ici pendant longtemps
encore un obstacle gigantesque.
Il
est urgent de comprendre, comme Gilles Johanet nous invite à le
faire, que rationalisation de la gestion et amélioration de la santé
publique ne sont pas opposés, mais au contraire complémentaires.
Que concurrence et transparence au sein dun système solidaire
sont les préalables de cette complémentarité. Mais la reconnaissance
de ce qui sera un jour une évidence ne semble pas pour demain.
Notamment :
C.Béraud : La Sécu cest bien, en abuser ça craint.
CNAM, 1992.
M.Binst et F.X.Schweyer : La Santé otage de son système.
InterEditions, 1995.
M.Hirsch : Les enjeux de la protection sociale. Montchrestien,
1994.
J.de Kervasdoué : La
santé intouchable. J.C.Lattès, 1996.
B.Kouchner : La dictature médicale. Robert Laffont, 1996.
J.L.Portos,C.Prieur et R.Soubie :Livre blanc sur le système
de santé et dassurance maladie. Rapport au Premier Ministre.
Commissariat général du plan. 1994.
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7
juillet 1999
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