Les carences intrasèques du e-Commerce sont
désormais identifiées
Le
constat des observateurs est particulièrement sévère puisquil
montre que le e-commerce est en train de décevoir les attentes des
économistes, des gestionnaires et des spécialistes du marketing.
En termes de gains de productivité, dinnovation ou dorganisation
des marchés, le Web na pas (pas encore ?) réellement
révolutionné léconomie, en tous cas pas dans la mesure annoncé
par les plus naïfs de ses thuriféraires. Les nouvelles technologies
ne sont pas univoques. Elles ninduisent pas mécaniquement
des gains en coûts de transaction. Elles provoquent au niveau des
intermédiaires et des circuits logistiques des effets bien plus
complexes que leur simple suppression.
Les industriels et
les financiers peuvent dautant plus regretter cet état de
fait que, dans la sphère sociale et affective, le Web a dores
et déjà bouleversé les relations entre les individus, comme en témoignent
lexplosion du mail, la mode des sites persos ou le développement
des communautés virtuelles. On constate dailleurs que cest
en exploitant ces usages que les start-up du Web ont réussi à créer
de la valeur, comme le montre le succès de Multimania. Le formidable
essor de ces nouveaux outils de sociabilité ne signifie pas pour
autant que les internautes soient murs pour les applications de
e-commerce.
Riche de potentialités,
le Web a laissé à penser que toutes les initiatives marchandes pouvaient
être lancées. Aujourdhui, une cruelle désillusion frappe la
majorité des gestionnaires de sites BtoC, menacés par des " business
models " non viables. Des achats groupés aux sites dexpertise
décentralisée, le cimetière des fausses bonnes idées se remplit
jour après jour, à mesure que les investisseurs comprennent leurs
erreurs. Pour les produits physiques, le commerce électronique tend
progressivement à se définir comme un canal additionnel pour la
distribution aux particuliers. Dans ce cas, les enjeux portent davantage
sur les difficultés logistiques liées à la livraison au domicile
des internautes que sur lorganisation même des applications.
Dans le cas des produits
intangibles, la logistique peut être assurée intégralement par le
réseau, doù un développement commercial plus rapide (téléchargement
de jeux et de logiciels, presse en ligne, sites pornos). Néanmoins,
lInternet a permis lémergence dusages non marchands
qui continuent dentraver le développement commercial de certains
marchés, comme celui de la musique, où le raz-de-marée MP3 pose
de multiples problèmes aux acteurs de la chaîne, des artistes aux
détaillants en passant par les maisons de production et les portails
musicaux.
Sil est vrai
que le Web donne lieu à toutes sortes dinventions, en remettant
par exemple en cause la frontière entre produits tangibles et produits
intangibles, force est de constater que peu dinnovations se
sont traduites par un véritable succès commercial, et encore moins
en réussites industrielles pérennes. La recherche effrénée de sources
de revenus donne même lieu à des comportements cocasses. Cette situation
exotique amuse un observateur comme Christian Licoppe, qui prend
lexemple de lépicier en ligne Peapod (victime de nombreuses
déconvenues financières) pour se moquer de la volatilité des stratégies
commerciales sur le Web :
" Lépicier
américain Peapod, après sêtre appuyé sur des accords avec
des supermarchés et détaillants locaux pour livrer leurs provisions
aux internautes qui commandaient sur son site, a viré de stratégie
à angle droit, et construit de grands entrepôts régionaux à partir
desquels il livre lui-même avec des camionnettes frappées à son
logo. Cette variété et cette instabilité des business models est
assez grande pour que certains aient revendiqué lexistence
dune " Netéconomie ", dont les travaux
sont pour une large part consacrés à veiller sur la prolifération
des modèles et à en établir la taxonomie dune manière quasi
naturaliste. "
Plus grave car plus
profonde, lautre faiblesse des sites marchands concerne la
pauvreté de la relation-client et lacte de vente virtuel.
" La
virtualisation de lacte dachat a constitué un argument
de promotion, tout particulièrement dans le cas de produits complexes
comme lautomobile ou limmobilier. Là où le vendeur dautomobiles
américain aurait incarné larchétype de la vente agressive
(hardselling), les courtiers de lInternet offriraient sur
des produits équivalents la possibilité pour linternaute de
se décider tranquillement. Dans nos observations de sites marchands
français, et dans les cas où il était possible de comparer à des
ventes en boutique, comme par exemple les fleurs, la tendance était
à la standardisation des produits offerts (bouquets types) autant
pour être sûrs quils soient disponibles immédiatement que
pour rentrer dans des catégories dusage bien établies, et
à un panier par internaute inférieur à lachat en boutique
(le fleuriste contribuant par la discussion et lexhibition
des fleurs à influencer la composition des bouquets). "
En somme, le commerce
électronique ne remplit pas encore toutes les fonctions quil
promet en théorie mais il nassure plus non plus les services
associés aujourdhui à un acte de vente traditionnel. La "personnalisation"
du service commercial témoigne de cette double lacune. Le service
dun commerçant de quartier (sourire, mémorisation des goûts,
crédit, offre dinformations sur la vie du quartier, etc.)
est aujourdhui mille fois supérieur à celui délivré par la
plus performante des plates-formes de e-commerce. La prétendue personnalisation
des sites de vente se borne à accueillir le chaland par son prénom
et à multiplier les offres, en fonction dalgorithmes de préférences
(" si vous aimez Proust, alors vous devriez aimer James
Joyce "). Plutôt pauvre, mercantile, peu intelligente
et aucunement différenciante, la personnalisation sur les réseaux
électroniques est loin de tenir ses promesses. Des efforts majeurs
devront être produits dans les années à venir pour combler le fossé
entre la réalité du service et limage quen donnent les
opérateurs. Le recours croissant aux systèmes dinteraction
humaine témoignent dune prise de conscience de cet échec.
De plus en plus de sites sadossent à un centre dappels
où des conseillers peuvent prendre le relais du serveur à
la demande de linternaute ou à linitiative du conseiller
pour accompagner le visiteur dans sa démarche.
Data warehouses, customer
relationship management, outils de personnalisation multiples, logiciels
de gestion de laudience. Les technologies pour organiser un
service se multiplient, sans que le service rendu ne soit in fine
meilleur ou mieux adapté à la demande. Linflation technique
et publicitaire à luvre aujourdhui sur le Web
semble seffectuer au détriment dune véritable réflexion
sur le service attendu par les internautes, sur ses conditions dutilisation,
sur son insertion dans lespace économique, social et culturel.
A cet égard, les e-commerçants oublient plusieurs choses :
Avant de sophistiquer à lextrême
un service, il faut se demander sil peut rencontrer une
attente (donc un marché) ;
La personnalisation suppose dénormes
masses de contenus à décliner (rien de plus agaçant quune
fausse personnalisation restituant en fait toujours la même chose) ;
La personnalisation suppose dénormes
masses dinformations sur les usages et le trafic. Seul un
travail approfondi sur ces données (logs, chemins empruntés, questions
posées au Webmestre, résultats de focus groups, etc.) peuvent
indiquer les voies à suivre pour affiner le service délivré. En
cela, la personnalisation ne peut quêtre quune seconde
étape dans le développement dun site Web, sauf cas très
particuliers où une personnalisation a priori est possible (banque
par exemple) ;
La personnalisation nest pas
toujours souhaitable, ni utile. Le producteur peut la refuser
si elle ne permet pas un équilibre économique dans lexploitation
du système. Le consommateur internaute aussi. Les préoccupations
de confidentialité, la lourdeur des démarches requises pour bénéficier
dune telle personnalisation peuvent rebuter une majorité
dutilisateurs. En outre, on oublie souvent que la modification
intempestive des interfaces Web sous prétexte de personnalisation
trouble linternaute en le privant des repères visuels
et fonctionnels nécessaires à lexploitation intuitive et
rapide dun service. Souvent, en outre, linternaute
ne connaît pas les mécanismes de personnalisation du site, et
ne comprend donc pas les raisons pour lesquelles le serveur modifie
le contenu et lorganisation des pages quil délivre.
Double frustration : les internautes éprouvent des difficultés
à appréhender linterface homme-machine (imaginez votre réaction
si votre voiture ne réagissait pas de la même façon à chaque fois
que vous passez la première vitesse, au prétexte quelle
tente de " personnaliser " le service quelle
vous rend) ; ils éprouvent en outre le sentiment davoir
été classés dans une catégorie marketing selon des règles visant
à optimiser lutilité du producteur (les consommateurs ne
sont jamais dupes : ils savent que la personnalisation sert
dabord lintérêt des gestionnaires dun site,
en favorisant un séjour prolongée sur lapplication, en encourageant
linternaute à lachat, en multipliant les interactions
entre agents pour générer de la valeur à leur interface, comme
cest le cas avec les stratégies
daffiliation).