Le
Prozac a-t-il amélioré la qualité
de vie des Français?
Suite
et fin
Prozac, la
part du mythe et celle de la réalité
La pilule du
bien-être ?
A s'en tenir aux pages
précédentes, la mise sur le marché du Prozac en France semble une
étape médicale importante, certes, mais pas vraiment révolutionnaire.
Pourtant, ce médicament a fait beaucoup parler de lui. Tout le monde,
ou presque, le connaît et son utilisation s'est largement répandue.
En 1994, il avait déjà été consommé par un million de personnes
en France et ce chiffre n'a certainement pas cessé de croître.
Il semble en effet
que les ISRS aient une utilisation plus large que celle des antidépresseurs
traditionnels. Concrètement, 80% des prescriptions de ces antidépresseurs
sont faites par des médecins généralistes. Le Prozac et le Deroxat
sont cités en premier par les médecins généralistes quand on leur
demande quels sont les antidépresseurs les plus utiles. L'explication
première de cette extension de la prescription d'un antidépresseur
est certainement sa facilité d'utilisation, liée notamment, comme
on l'a vu plus haut, à un profil d'effets secondaires favorable.
Comportant peu de risques, le médicament est utilisé dans le traitement
d'affections moins graves que celles qui nécessitaient la prescription
d'un antidépresseur classique. L'état de l'humeur étant forcément
par ailleurs l'objet d'une analyse assez subjective, il est parfois
difficile de délimiter la frontière entre le normal et le pathologique
dans ce domaine.
Ce phénomène peut conduire
à une certaine banalisation de l'utilisation d'antidépresseurs.
Aux Etats-Unis, le Prozac est perçu comme un produit d'utilisation
courante, consommé par exemple par les cadres surchargés de travail
dans le but d'améliorer leur rendement. Le Prozac a d'autant plus
tendance à être banalisé qu'il a fait l'objet d'une abondante publicité
vantant les vertus de ce produit en dehors de son usage officiel.
Lorsque la fluoxétine a été mise sur le marché pharmaceutique français
en 1989, son indication thérapeutique était limitée aux "états
dépressifs" auxquels on a ajouté depuis les "troubles
obsessionnels compulsifs" (TOC). Or, en avril 1994, un ouvrage
écrit par un psychiatre américain a fait grand bruit en vantant
les mérites du Prozac dans le traitement de divers troubles du comportement
social aussi divers que la sensibilité au rejet, le manque de confiance
en soi, la timidité, le stress, la tristesse... Ce que nous suggère
cet ouvrage, sous-titré "le bonheur sur ordonnance?" est
assez séduisant. Dans certains cas, explique le Docteur Kramer,
le Prozac pourrait induire un véritable changement de personnalité.
Un individu déprimé et replié sur lui-même depuis de nombreuses
années pourrait devenir jovial et ouvert aux autres, tandis que,
traité auparavant par un antidépresseur traditionnel, il parvenait
juste à éliminer les symptômes les plus douloureux de la dépression...
L'ouvrage de Peter Kramer est ainsi fait d'anecdotes toutes plus
prometteuses les unes que les autres. En tant que médecin, Kramer
en vient à prescrire le médicament à des patients qui ne sont pas
réellement dépressifs. C'est l'avènement, pense-t-il, de la "psychopharmacologie
cosmétique". On en vient à "écouter" le médicament
(titre original de l'ouvrage: Listening to Prozac) pour connaître
notre personnalité, pour savoir de quoi nous sommes faits. Ainsi,
si le Prozac a soulagé telle patiente qui souffrait de troubles
de comportement sociaux mineurs, c'est très certainement qu'elle
souffrait en fait d'une forme légère et masquée de TOC.
Ainsi le Prozac, si
l'on en croit l'analyse de P.Kramer, transformerait le comportement
des patients de façon plus efficace et, surtout, plus rapide, que
ne le ferait une psychothérapie. Si une telle analyse se confirmait,
les présupposés classiques de la psychiatrie, basée notamment sur
les théories de Freud et de ses successeurs seraient remises en
cause. Freud lui-même espérait que les études de la fonction synaptique
mènerait à une meilleure compréhension de la psychopathologie. Toutefois,
loin d'avoir été déduits d'une meilleure compréhension de la façon
dont le cerveau contrôlait le comportement, les progrès de la psychopharmacologie
ont été en général le fruit du hasard. C'est probablement encore
ce qui fait l'insuffisance d'une analyse telle que celle de Kramer.
Des prescriptions
abusives ?
Une étude Sofres réalisée
en 1996 auprès de 44 000 sujets de plus de 15 ans a montré que plus
de la moitié des utilisateurs d'antidépresseurs étaient bien dépressifs,
mais que 25% répondaient à un diagnostic de la lignée dépressive
ne relevant pas d'un traitement antidépresseur, que 16% présentaient
des symptômes psychiatriques autres que dépressifs et 5% ne présentaient
ni symptôme ni diagnostic psychiatrique. Il est difficile de savoir,
en France, combien de personnes prennent du Prozac alors qu'elles
n'auraient jamais pris un antidépresseur traditionnel.
Il faut dire qu'aucune
étude clinique n'a jamais été menée à propos des effets supposés
du Prozac tels que les décrits Peter Kramer, ni en France ni d'ailleurs
aux Etats-Unis. Les changements rapportés par le psychiatre américain
sont-ils réellement dus aux effets du Prozac, ou le médicament n'est-il
qu'un coûteux placebo ? Les effets en question ne sont-ils attribuables
qu'au produit ou bien plutôt à la combinaison avec certaines formes
de psychothérapie ? Les changements sont-ils durables ? Faut-il
prendre le médicament durant toute sa vie ? Des essais cliniques
seraient nécessaires pour préciser ces différents points, mais les
variables thérapeutiques et les changements de comportement risquent
d'être subtils et difficiles à mesurer. Il reste qu'aucune des "impressions"
que certains psychiatres ont eues à propos du Prozac n'a été formellement
évaluée.
Le laboratoire Lilly
France lui-même n'était pas très favorable à la parution de l'ouvrage
sur le Prozac, se méfiant du risque de sanctions civiles ou pénales,
car la publicité pour ce genre de produit est interdite par le Code
de la Santé Publique. Parallèlement, la firme a envoyé aux médecins
une lettre rappelant le bon usage du Prozac. Cet événement a posé
le problème de la médiatisation des molécules pharmaceutiques commercialisées
sur prescription médicale, ce qui en fait des produits de consommation
parmi d'autres en dépit de leur toxicité potentielle et de leur
coût pour la collectivité:
- d'une part, en effet,
les effets secondaires existent effectivement, on l'a vu, même s'ils
sont moins importants que pour d'autres antidépresseurs. De plus
le traitement au Prozac nécessite un suivi attentif notamment parce
que la posologie optimale n'est pas bien établie.
- d'autre part, le
coût pour la collectivité d'une telle publicité peut être grand,
d'autant plus qu'il faut passer par un médecin pour se voir prescrire
du Prozac. Cet impact n'est malheureusement pas pris en compte dans
les études médico-économiques sur le Prozac. La dépense occasionnée
pour l'assurance maladie par la prescription du Prozac à des patients
que l'on n'aurait pas traité s'il avait fallu prescrire un autre
antidépresseur, ou par des patients qui ne seraient pas allés voir
le médecin si le Prozac n'existait pas, ne peut pas être quantifiée.
Le Prozac participe puissamment à la quête de la normalité, des
performances sociales et de la disparition par voie médicamenteuse
de toute forme de souffrance ou d'inconfort.
L' engouement a toujours
été immense lors de la découverte d'un nouveau psychotrope, et ceci
depuis la découverte du premier neuroleptique en 1952, le Largactil
(chlorpromazine). Ce médicament lui-même fut administré dans de
très nombreuses pathologies avec des succès divers. De même, lorsque
les premiers antidépresseurs sont apparus, on a pensé que les troubles
de l'humeur ressemblaient désormais à des maladies ordinaires, ce
qui s'est toutefois révélé inexact par la suite. Récemment même,
la mise sur le marché de l'Indalpine (Upstène) avait suscité un
engouement important. Déjà à l'époque, on avait parlé pour ce médicament
de "pilule du bonheur" ou de "molécule anti-tristesse"
(cf. le Figaro du 27/06/85). Avant que ce produit, mis sur
le marché en 1983, ne soit retiré de la vente pour des raisons médicales...
Ainsi, le Prozac s'inscrit plus dans une certaine continuité peut-être,
que dans une véritable rupture. Il améliore, certes, la qualité
de vie des patients dépressifs, et probablement plus que les autres
antidépresseurs. Mais il n'est pas la pilule miracle dont on a tant
parlé.
Conclusions
Le Prozac et les autres
ISRS ont donc des effets positifs indéniables dans le traitement
de la dépression. Ils améliorent la qualité de vie des malades,
ce qui permettrait de diminuer le coût global de la dépression pour
la collectivité. Cependant il ne faut pas oublier que les ISRS ne
sont pas plus efficaces que les autres antidépresseurs et qu'ils
sont plus coûteux. Ils sont globalement mieux tolérés, mais ils
restent des médicaments actifs avec des effets indésirables potentiels.
Le Prozac est un antidépresseur
connu de tous, souvent en tant que "pilule du bien-être".
L'extension de la consommation d'antidépresseurs pose le problème
de la médicalisation de la société. Une consommation de soins trop
importante n'est pas compatible avec les possibilités économiques
de la nation. Elle menace le système de protection sociale. Que
doit-on, dès lors, restreindre ? On peut difficilement refuser de
prescrire un médicament à un individu qui le demande parce qu'il
en ressent la nécessité, mais il est vrai aussi que, la définition
entre le normal et le pathologique étant impossible en psychiatrie,
la consommation de psychotropes pourrait augmenter presque à l'infini.
Le succès tant médical
que médiatique du Prozac témoigne également d'un certain malaise.
Il reflète une volonté de "normalisation" des individus,
d'adaptation aux valeurs de la société : vitesse, efficacité...
Ce n'est pas pour rien que l'on parle parfois de "génération
Prozac".
Sources
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Thérèse Leconte, 1988. IRDES
D. Caro. Dépression, des chiffres difficiles à interpréter.
Le Quotidien du Médecin, 20 mai 1999.
L'intrication des troubles anxieux et dépressifs détermine
une réalité clinique complexe. Le
Quotidien du Médecin, 09/04/99.
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Lonnqvist J, Sintonen H : Antidepressant efficacy and
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BIAM
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Souetre E, Lozeth, Martin P. Arrêt de travail et dépression.
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La trop belle histoire du Prozac. Le
Monde, 4 mai 1994.
Prozac: le bonheur sur ordonnance ? P.Kramer. Ed FIRST,
Paris 1994.
Des Paradis plein la tête E.Zarifian. Ed Odile Jacob,
Paris 1994.
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L'article
ci-contre est paru à la fin de l'ouvrage Prozac, mon amour
de Helen Slater, publié aux Editions Michalon (1999).
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