Lexplosion
du commerce électronique provoque de plus en plus dincidents,
souvent comiques, parfois tragiques. Le 2 septembre dernier, le
site denchères en ligne eBay a défrayé la chronique en organisant
la vente sur le Web dun rein humain. Le vendeur, un certain
monsieur Hchero de Sunrise (Floride), avait formulé son offre de
manière plutôt désinvolte :
"Rein humain fonctionnel
à vendre. Vous pouvez choisir n'importe lequel des deux. L'acheteur
assumera tous les coûts médicaux et de transplantation. Evidemment,
un seul rein est à vendre car j'ai besoin de l'autre pour survivre.
Offres sérieuses seulement."
Les enchères se sont envolées dès la
mise à prix, le 26 août, le rein mis en vente atteignant rapidement
le prix de 5,7 millions de dollars. Les gestionnaires du site eBay
ont alors stoppé la vente, prenant la mesure des risques juridiques
qu'encourait leur société. Il est en effet illégal de vendre des
organes aux Etats-Unis, comme dans la plupart des pays occidentaux.
Une telle vente est passible d'une amende de 50 000$ et de cinq
ans de prison. En mettant un terme aux enchères, les responsables
du service ont voulu signifié quils nencourageraient
jamais, de près ou de loin, ce genre de pratiques. Incapables de
surveiller de façon exhaustive le déroulement des dizaines de milliers
denchères qui ont lieu simultanément sur leur site, les responsables
deBay ont dû reconnaître à cette occasion quils comptaient
sur les délateurs pour débusquer les pratiques illégales. Ils ont
en outre tenté de dédramatiser lincident en le mettant sur
le compte dun farceur. Les blagues sont il est vrai monnaie
courante sur eBay. Certains internautes mettent en vente leur femme
(pour une mise à prix modeste), leur chien ou le pont de Brooklyn.
Quelquun a même essayé de vendre le site eBay aux enchères.
La formulation de lannonce plaide en faveur de cette thèse.
Pour autant, laffaire a suscité sur le réseau un débat de
société qui relègue au second plan la question de lauthenticité
de loffre. Les enchères ayant été arrêtées, il nest
dailleurs pas possible de savoir si les acheteurs pressentis
émettaient des propositions sérieuses.
Explorant les interdits
et les limites de nos sociétés en voie de dématérialisation, lincident
restitue plusieurs débats dimportance.
Les problèmes liés aux dons dorganes
Lincident a troublé
les patients transplantés et ceux qui sont encore en attente dun
greffon. Les Etats-Unis comptent 40 000 personnes en attente dune
transplantation rénale. En 1998, 12 000 patients ont pu recevoir
un rein, tandis que 2 300 autres sont morts en attendant un organe.
Les patients transplantés utilisent beaucoup lInternet pour
sinformer, pour correspondre entre eux ou avec leurs médecins.
Certains ont attendu plus de cinq ans avant de pouvoir être transplantés.
Ils ont réagi vigoureusement, choqués qu'un rein puisse faire l'objet
d'une enchère, ou d'une blague. Lépisode révèle le décalage
entre les besoins des patients et la rareté des donneurs. Il relance
le débat sur le marché noir des organes humains, supposé prospère
en Europe de lEst et en Asie du Sud-Est. Interrogée par le
San Jose
Mercury News, Nancy Scheper-Hughes, médecin et enseignante à
lUniversité de Berkeley, insiste sur le développement de ces
trafics. Selon elle, il nest pas rare que le prix dun
rein atteigne 10 000 dollars. Les réseaux électroniques pourraient
devenir un des principaux vecteurs de ce commerce, à condition toutefois
que les trafiquants optent pour des systèmes confidentiels, une
liste de diffusion privée remplaçant avantageusement un site denchères
public. Pour lutter contre ce type de dérives, Nancy Scheper-Hughes
a annoncé la création dune organisation, Organ Watch, auprès
de laquelle les individus pourront mentionner les ventes présumées
dorganes humains.
Le développement dune " médecine
spectacle "
Les bénéfices apportés
par les nouvelles technologies dans la pratique médicale trouvent
une contrepartie dans lémergence dune médecine de foire,
où se croisent cyber-charlatans et autres rentiers de la détresse
des patients. Inégalitaire, exhibitionniste et anti-scientifique,
cette médecine spectacle exploite les espaces que la médecine moderne
ne parvient pas à remplir, à la manière des médecines alternatives.
Elle offre aux patients limpression dune écoute renforcée
et dune puissance thérapeutique nouvelle, fondée sur un media
hi-tech et des design criards. Malgré les efforts de la FDA et de
lAmerican Medical Association, les sites continuent de prospérer,
délivrant sans contrôle tous types de médicaments ou prodiguant
des conseils médicaux exotiques. Profitant dune certaine dérive
mercantile du Web, cette médecine spectacle proclame que tout est
possible et que tout doit être dit, exhibant les témoignages pathétiques
de patients comme gage de son efficience. [cliquer
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Le mythe de la transparence
Jour après jour, le
Web saffirme comme un vaste marché mondial en temps réel,
une sorte de bourse électronique ouverte à tous les individus, où
tout (ou presque) peut sacheter et se vendre, où loffre
et la demande de biens et de services séquilibrent en permanence.
Après les livres, les CD, les voitures, les services financiers,
les médicaments et mille autres choses, lépisode eBay montre
que même un organe humain peut faire lobjet dune transaction
sur ce réseau qui ne sarrête jamais de fonctionner. Seules
des limites juridiques permettent dempêcher les dérives dun
système marchand quasi parfait, où linterconnexion de millions
dagents (individus et sociétés) décuple les possibilités déchanges.
Il nest pas étonnant que lincident, touchant un tabou,
ait lieu sur la plus grande foire électronique du monde, où 6 millions
dabonnés se disputent quotidiennement plus de 2,6 millions
dobjets disponibles. Juxtaposant dans sa vitrine électronique
toutes les productions humaines, eBay traduit un certain nivellement
du monde contemporain : une paire de botte vaut Shakespeare,
un rein humain vaut une toile de maître.
Lenjeu de la confiance
Hchero est un pseudo
créé sur le site même debay, qui offre aux vendeurs et aux
acheteurs la possibilité de ne pas dévoiler leur véritable identité.
Un célèbre slogan présentait dès 1993 les vertus de lanonymat
électronique : Sur lInternet, personne ne sait
que vous êtes un chien. Le slogan ornait un cartoon où
un cocker envoyait sur un forum de discussion une invitation à dîner.
Les manipulations permises par le média alimentent depuis ce temps
les chroniques des journaux. Laffaire David H, du nom de cet
étudiant dHEC mis en cause par un échange de mails dont lauthenticité
ne peut pas être assurée, a montré récemment la nécessité de disposer
doutils dauthentification et de sécurisation des transactions
électroniques. Soucieux de protéger leur confidentialité, habitués
à lanonymat des villes mais désireux dinventer de nouvelles
formes de sociabilité, les internautes doivent concilier des objectifs
parfois contradictoires. Les utilisateurs du réseau aiment dailleurs
utiliser de multiples pseudos et adresses e-mail, compartimentant
leurs vies électroniques, adoptant un certain détachement par rapport
à leur propre discours. Cette tendance favorise la défiance et le
cynisme. Qui parle ? Suis-je assuré de lidentité de mon
correspondant ? Quelle est la crédibilité de ce message ?
Comment être sûr quil ne sagit pas dune blague,
ou dun piège ? Heureusement, le développement des outils
de cryptage et de signature électronique, annoncé par un récent
projet de loi, permettra de résoudre ces problèmes en obligeant
les internautes à endosser la responsabilité de leurs communications
électroniques.
La question du contrôle, au sens américain de régulation
Les dirigeants de start-up
Internet sont les premiers à louer la puissance des technologies
quils manipulent, capables deffectuer des traitements
toujours plus nombreux en un minimum de temps. Or, lincident
révèle que toutes les ressources deBay sont affectées au fonctionnement
commercial du site (servir de plus en plus de pages, permettre laccès
à de plus en plus dinternautes, stocker de plus en plus de
références dans les bases de données, etc.), et quaucun moyen
nest mis sur la régulation de lapplication. Obsédées
par la croissance, les entreprises nées sur le réseau devront intégrer
ce souci légitime pour répondre aux attentes placées en elles. Vu
limpact dune publicité aussi négative, il y a fort à
parier que les actionnaires demanderont à ces sociétés de prêter
davantage dattention à la façon dont les internautes utilisent
leur service. Sans cela, pourquoi ne pas imaginer que les sites
denchères servent à vendre de lhéroïne, des ouvrages
néo-nazis ou les services de prostituées ? Déjà, le service
permet dacheter des armes et des munitions de tous types,
comme lautorise la législation américaine. La question du
contrôle est donc posée à léchelle internationale. Le Web
oblige les pays occidentaux à collaborer en la matière. Faute dhomogénéiser
leurs législations, les Etats devront inventer des moyens juridiques
et informatiques de maintenir des lois différentes sur un territoire
électronique par définition sans frontières. Les prochaines négociations
sur le commerce international, dites Round du millénaire
(Conférence ministérielle de Seattle, du 30 novembre au 3 décembre
1999), offriront la possibilité daborder ces questions, sous
légide de lOMC.
Lexplosion du
commerce électronique ne fait désormais plus de doutes. Face à ce
bouleversement, la société civile et les pouvoirs publics doivent
désormais réfléchir à son organisation pour ne pas en subir les
dérives.