Découvrez Medcost

Plan du site

Contactez-nous

33, rue Raffet
75 016 Paris
Tél : 01 42 15 08 08

MICRO-ECONOMIE DE L'EUTHANASIE

Cédric SABOURET

Janvier 1995

Introduction

La question de l'euthanasie est une question récente. Les progrès de la médecine qui permettent de guérir dorénavant un certain nombre de maladies jusque là réputées incurables ou mortelles, les progrès aussi des techniques comme la réanimation grâce à qui l'on peut maintenir non seulement en vie mais aussi en survie prolongée les personnes, ont conduit à faire apparaitre la mort comme un phénomène anormal, d'autant plus que la mort a eu tendance à se trouver exclue des représentations collectives: 70 % des décès en France ont lieu à l'écart du regard des proches, à l'hôpital ou en institution spécialisé (maison de retraite etc.). D'où l'idée répandue chez les patients et leur entourage, mais aussi chez les personnels soignants, qu'en toute circonstance, tout devait être tenté pour maintenir en vie.

En réaction à cette tendance, s'est développé depuis le milieu des années 70 le souci de la qualité de la vie s'opposant à la préoccupation de la prolonger au maximum. L'idée selon laquelle l'acharnement thérapeutique ne fait qu'agraver les souffrances du mourant pour un gain en temps de vie négligeable est à la base de revendications en faveur de l'euthanasie, dont l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe s'est fait l'echo en 1976 en énonçant un "droit des mourants", relayée sur le plan national par certaines initiatives (déposition en 1989 de propositions de loi au Sénat et à l'Assemblée Nationale "tendant à rendre licite la déclaration de volonté de mourir dans la dignité", activisme d'une association comme l'association pour le Droit de Mourir dans la Dignité).

La question de l'euthanasie ne se pose pas seulement pour des raisons humaines mais aussi pour des raisons économique à l'heure où une part considérable du PIB est consacré aux dépenses de santé. En France par exemple, 9,4 % du PIB est consacré aux dépenses de santé. En réalité, on peut se demander si l'euthanasie tant au niveau des individus concernés (qui font un arbitrage entre la désutilité engendrée par les souffrances supplémentaires et l'utilité individuelle qu'ils retirent d'un supplément de temps de vie), qu'au niveau de la société dans son ensemble (qui rentre dans une logique de rationnement et doit faire un choix d'allocation des ressources entre les mourants et les autres), peut rentrer dans le cadre d'une rationnalité économique, et si l'on peut réguler la vie et la mort des individus selon des critères économique, ce qui conduit inévitablement à fixer un prix à la vie.

Mais avant d'aller plus loin dans la réflexion, il convient de définir la notion d'euthanasie: on distingue classiquement trois types d'euthanasie: l'euthanasie active d'abord qui consiste à injecter des substances létales dans l'intention de donner la mort, l'euthanasie passive ensuite qui se comprend comme l'arrêt ou la non fourniture du traitement nécessaire au maintien de la vie humaine (non-réanimation, interruption de respiration artificielle par exemple), et enfin, l'aide au suicide c'est à dire la mise à disposition pour le patient de moyens de se donner soi-même la mort.


1ère partie : les justifications économiques de l'euthanasie

L'euthanasie, une demande des patients.

Dans un premier temps, on peut remarquer que l'euthanasie répond à une demande des patients susceptible de s'analyser dans les mêmes termes que ceux de la microéconomie classique. Le patient en effet, placé dans une situation de consommateur de soins, devient demandeur d'euthanasie lorsque l'utilité marginale retirée de quelques jours de vie en plus est inférieure à la désutilité marginale individuelle que constitue la souffrance engendrée pendant cette période par les traitements nécessaires au maintien en vie. La demande d'euthanasie est d'autant plus forte lorsque le patient se sait condamné à brève échéance (par exemple en cas de phase terminale de cancer) et donc a tendance à dévaloriser le temps de vie supplémentaire, qui, vu son état de délabrement physique, ne lui permettra pas de l'occuper par des activités "agréables". L'exigence du patient est d'ailleurs aujourd'hui plus une exigence de qualité (limiter les souffrances et les incapacités du fait du traitement) que de quantité (allonger la durée de vie de n'importe quelle manière).

D'autre part, la souffrance est perçue de plus en plus comme insupportable: une étude parue dans le Journal of palliative care N°8-3 en 1992 faisait état de ce sentiment général de la population aux Etats-Unis, où les sondages indiquent une nette préférence pour une vie plus courte avec une mort brutale sur une vie plus longue avec une longue agonie; la souffrance étant moins banale aujourd'hui qu'hier, elle devient moins supportable et la désutilité qu'elle engendre est forte. Les termes de l'arbitrage qualité-quantité par les malades en fin de vie semblent donc plaider pour la possibilité de l'euthanasie, qui se justifie dans le cadre d'une analyse microéconomique du consommateur. Notons enfin que le suicide, forme d'auto-euthanasie, peut parfaitement rentrer dans ces considérations, que la souffrance ressentie soit morale comme c'est le cas souvent pour les suicidés jeunes, ou physique ou les deux. Mais dans les cas de souffrance physique (par exemple pour les malades en phase terminale d'une maladie mortelle), la possibilité matérielle du suicide est souvent inexistente (du fait même de l'état de faiblesse physique des personnes concernées). L'euthanasie se conçoit alors comme moyen pour les individus de concrétiser un arbitrage rationel au lieu de subir une situation qui ne maximise pas leur utilité individuelle.

  L'euthanasie, une solution inévitable afin de réaliser une allocation optimale des ressources.

La justification de l'euthanasie par l'économie peut être étendue au niveau de la société. L'augmentation des cas de grands vieillards en situation d'agonie prolongée, atteints souvent par la maladie d'Alzheimer est accompagnée de la sophistication croissante des techniques médicales permettant de prolonger la vie mais à un coût très élevé. La logique macroéconomique de l'efficacité maximum demeure certes absurde: il s'agirait de supprimer tous les non-productifs potentiels c'est à dire euthanasier tous les retraités! Mais le coût des malades en fin de vie invite à poser un oeil attentif sur ce problème, lorsqu'on sait qu'environ 60 % des dépenses de santé sont consommées par les individus dans la dernière année de leur vie, et 50 % dans les 6 derniers mois. Les ressources de santé étant, comme toutes les ressources de l'économie, des ressources rares, leur utilisation efficiente est souhaitable. Or la multiplication des soins en fin de vie peut aller contre l'efficience médicale et économique, c'est à dire selon l'expression de J.P.Moatti, "assassiner des vies statistiques".

En effet, il n'est pas contestable que toute une série de soins curatifs sont prodigués dans les derniers jours de la vie des patients sans pour autant que ce coût supplémentaire ne génère une augmentation de leur indicateur QALY. Le coût d'opportunité d'une telle allocation des ressources est colossal. Le surcoût calculé sur les 15 derniers jours de vie est estimé à environ 13 Mds de francs en France. Il semble donc nécessaire pour des raisons économiques et financières et non pas seulement humaines, de limiter l'acharnement thérapeutique générateur de coûts d'opportunités élevés à l'intérieur du système de santé (privation de ressources pour d'autres actions; la prévention etc.), et à l'extérieur du système (privation de ressources pour les autres domaines de l'activité). L'euthanasie apparaît alors comme un moyen rationel, et peu cher (pour l'euthanasie passive comme pour l'euthanasie active par injection de substances létales, la dépense à engager est minime) de réaliser l'allocation optimale des ressources. L'obligation de prodiguer des soins curatifs jusqu'à la mort est dans cette optique une rigidité introduite dans le fonctionnement du marché de la santé où l'offre de soins et la demande de soins s'égalisent pour un QALY d'équilibre, et qu'il faut supprimer.


2ème partie : l'impossibilité de faire une microéconomie de l'euthanasie

Les incertitudes de l'arbitrage des malades.

L'idée de décider l'euthanasie selon les critères de la rationnalité microéconomique peut certes paraitre séduisante, mais elle se heurte à des obstacles majeurs. Le premier concerne les incertitudes du calcul coût-bénéfice du temps de vie supplémentaire. L'évaluation est incertaine en premier lieu au niveau des individus. Ceux-ci sont supposés réaliser un arbitrage entre la désutilité de la souffrance supplémentaire et l'utilité du temps de vie supplémentaire. Or c'est là une anticipation sur deux données fluctuantes: d'abord sur le temps qui reste à vivre au malade, où les médecins eux-mêmes ne peuvent avancer que des fourchettes (assez larges d'ailleurs), et non des certitudes. Ensuite sur la souffrance qui ne peut qu'être mal anticipée, comme la situation future est inconnue du malade.

L'usage de médicaments puissants comme les antalgiques ou la morphine pour ce qui est de la douleur physique, d'adjuvants comme les tranquilisants et antidépresseurs pour ce qui est de la douleur morale, peut enfin changer totalement les termes de l'arbitrage jusqu'à évacuer presque entièrement la douleur. De plus, le malade n'est pas à même de réaliser un arbitrage dont il ne connaît pas toujours les termes dans la mesure où les médecins préfèrent souvent ne pas les démoraliser en leur révélant la gravité du mal qui les atteint.

Enfin, la capacité des malades à réaliser réellement un arbitrage est manifestement faible, à cet égard, les procédures de déclaration d'euthanasie en vigueur aux Pays-Bas depuis février 1993 ou la procédure de décision par un mandataire (désigné par le patient) au stade ultime de la maladie en vigueur dans l'Etat de New York aux Etats-Unis, laissent perplexe; dans le premier cas l'arbitrage se fait alors que ses conditions ne sont pas encore connues, et dans le second, ce n'est même pas le patient qui décide par lui-même. En fait, au niveau des individus, une microéconomie de l'euthanasie est quasi-impossible.

Les dangers de la généralisation de l'euthanasie sur critères économiques.

La deuxième grande difficulté qui s'oppose à la mise en place de procédures d'euthanasie est le risque d'abus qui existe et n'est pas négligeable. Aux Pays-Bas, plusieurs études estiment à environ 1000 le nombre de cas annuels d'euthanasies abusives (soit environ 4 % des cas qui correspondent aux euthanasies actives dites involontaires). L'euthanasie peut devenir aussi un outil de gestion aussi bien pour l'assureur qu'au niveau de l'hôpital; une telle évolution serait alors extrêmement dangereuse car elle conduirait à faire de la "gestion de stock" de malades selon des critères économiques et non plus médicaux.

D'ailleurs, l'idée d'une régulation automatique de type régulation par le marché sur la question de la vie des hommes, outre le fait qu'elle serait difficilement acceptée par l'opinion publique (bien que celle-ci accepte de 60 à 70 % selon les sondages le principe même de l'euthanasie), elle demeure une illusion théorique, irréalisable en pratique: l'indicateur QALY en effet est certes utile mais il n'est ni très précis ni très fiable: le manque d'informations exploitables et relativement certaines ferait donc défaut sur le marché.

Ensuite, une régulation de ce type est inévitablement génératrice d'inégalités devant la mort. En premier lieu parce que la logique dans laquelle on entre est une logique de rationnement qui conduit l'assureur, public, parapublic ou privé, à refuser de financer des prestations de soins dont le ratio coût par QALY est trop élevé au regard d'autres prestations de soins, qui donc passent de manière prioritaire dans l'attribution des parts d'une enveloppe globale pour la santé; au Royaume-Uni, les autorités ont donc pu faire le choix plus ou moins implicite de ne plus financer le traitement par dialyse des insuffisants rénaux de plus de 75 ans car le coût par année de vie supplémentaire (modifiée par l'indicateur QALY) est de 200 000 $. Et, en second lieu, comme la Santé a les caractéristiques d'un bien non seulement supérieur, mais surtout non substituable à aucun autre, l'absence de prise en charge collective conduirait les individus les plus riches à se prendre en charge eux-mêmes tandis que les autres ne le pourront pas. Celà est donc générateur d'inégalités devant la maladie et la mort. En définitive, l'euthanasie est difficile à mettre en oeuvre aussi au niveau de la société, et la régulation par la logique Walrassienne en la matière est illusoire.


3ème partie : la voie médiane entre euthanasie et acharnement thérapeutique: les soins palliatifs

  Une réponse médico-économiquement adaptée.

L'euthanasie est une solution qui n'a pas été choisie par un grand nombre de pays: les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, certains états des Etats-Unis l'ont adopté avec un plus ou moins fort degré de généralisation. Aus Pays-Bas, pays le plus avancé dans cette voie, on comptait en 1990 près de 25 000 cas soit 19,61 % des décès enregistrés, ventilés comme il suit:

- 2300 euthanasies actives volontaires.
- 400 suicides assistés.
- 8100 overdoses de morphine.
- 4756 euthanasies passives.

(chiffres tirés de la 7ème référence dans la bibliographie)

Une telle généralisation du phénomène n'est pourtant pas envisagée en France. En revanche, l'idée d'un développement des soins palliatifs a fait son chemin et semble, depuis la circulaire du ministre de la Santé du 26 août 1986, la voie moyenne trouvée entre euthanasie et acharnement thérapeutique. Conçus comme des soins actifs visant à soulager les douleurs physiques et la souffrance psychologique d'une personne en phase évoluée ou terminale de maladie mortelle (définition d'un canadien, Balfour Mount en 1975), ils permettent de rendre à la dépense son utilité pour le patient.

Le raisonnement qui conduit à faire le choix des soins palliatifs n'est pas dépourvu de considérations économiques, l'idée en effet consiste à ne plus faire de traitement curatif lorsque l'augmentation des dépenses de type curatif n'engendre plus pour le patient de gains en espérance de vie modifiée par la qualité de vie qui s'y attache, et de remplacer cela par des soins palliatifs. L'avantage financier des soins palliatifs est un budget d'équipement peu élevé, et une reprise en charge souvent par la famille du malade, qui sous réserve d'une assistance médicale à domicile, peut rester chez lui pour y mourir (gain en "qualité de vie" durant les derniers jours).

L'intérêt d'une démarche pluridisciplinaire.

En dernier lieu, remarquons qu'en matière d'euthanasie et de fin de vie, la régulation par l'économie ne peut avoir l'exclusive, et il est nécessaire d'avoir une approche pluridisciplinaire. Les considérations éthiques ne sont en aucun cas à évacuer dans ce domaine, et le débat mérite, étant donné qu'il touche à une liberté fondamentale de l'individu; celle de la vie et de la mort, d'être porté sur la scène politique. L'évolution des techniques médicales rend pratiquement inévitable le recours à des techniques d'euthanasie au moins passive (par arrêt des traitements) qui ne disent pas toujours leur nom: on peut aujourd'hui garder artificiellement en vie plus longtemps, mais à un coût très élevé: le débat doit donc porter sur les limites du financement de ce prolongement de vie, et c'est à la société dans son ensemble de définir quel montant du PIB elle est prête à consacrer à la santé, et quand les soins pour les cas désespérés doivent cesser.


Conclusion

L'euthanasie reste donc un problème délicat, situé au point de convergence de la morale, du droit, de l'économie, du social et même de la philosophie. Une approche microéconomique du problème s'avère nettement insuffisante. La difficulté à régler juridiquement en France la question de l'euthanasie révèle la sensibilité d'un tel sujet, politiquement parlant. Il y a fort à parier que l'opinion publique, malgré sa quasi-unanimité pour condamner l'acharnement thérapeutique, n'est pas prète à accepter que des critères économiques guident la décision d'euthanasier.

Pourtant, l'abstention de soins à buts curatifs et leur remplacement par des soins de type palliatifs ressemble fort à l'euthanasie passive et cette forme d'euthanasie paraît en fait promise à un certain avenir dans la mesure où elle concilie une demande des malades (abréger la souffrance) et la baisse des coûts de traitement des malades en fin de vie.

La question véritable de l'euthanasie ne se poserait plus alors que pour les malades en état de vie végétative (le nombre de cas est très limité: quelques centaines par an). Mais pour l'instant, la généralisation de telles pratique doit être encadrée strictement par des interventions législatives (car la question touche à la liberté des individus) et réglementaires de la part des pouvoirs publics, afin d'éviter les abus et d'encadrer les questions de responsabilité médicale qui se posent à cet égard.


Bibliographie

* Comité Consultatif National d'Ethique, Avis N°26, 24 juin 1991.
* Lenoir.N, Aux frontières de la vie, Rapport au Premier Ministre, Paris, 1991.
* Delbecque.H, Les soins palliatifs et l'accompagnement des malades en fin de vie, Rapport au Ministre de la Santé et de l'Action Humanitaire, Paris, 1993.
* Suzanne.C, L'euthanasie ou la mort assistée, ed.De Boeck-Wesmaël, Bruxelles, 1991.
* Cerruti.F.R, L'eutanasie, approche médicale et juridique, ed.Privat, Paris, 1987.
* Burucoa.B, La place du bénévolat dans les soins palliatifs, art. in La revue du Praticien N°239.
* Fleming.J.I, Euthanasia, the Netherlands, and the slippery slopes, art. in Bioethics Research Notes occ paper N°1, 1992. * Moatti.J.P. Ethique médicale, économie de la santé. Les choix implicites, IIIème congrès d'Ethique médicale, Paris, 1991.

 



Réagissez à cet article

Retrouvez tous les dossiers en Economie de la Santé.

 

Janvier 1995


 

 
Les grands principes de l'économie de la santé
L'annuaire des réseaux de soins

?
Testez vos connaissances
sur les portefeuilles des laboratoires!

Les 10 derniers articles en Economie de la santé

 6 novembre 2002
Prédisposition génétique du cancer du sein : l’Institut Curie part en guerre

Le premier qui dit la vérité Bernard Kouchner

 4 septembre 2002
Les classements hospitaliers en ligne aux Etats-Unis

“Severed Trust“ de Georges Lundberg

 12 juillet 2002
Organismes d’accréditation, systèmes d’information et gestion des risques en santé

 8 mars 2002
Lois bioéthiques : la révision à petits pas

 19 novembre 2001
Nobel d'économie et asymétries d'information en santé

L' " intérêt de santé publique ", grand oublié du médicament ?

Malades en Europe : Une pièce en 15 actes

 20 septembre 2001
Le dernier rapport de l'Igas : institutions sociales et usagers

ss 1
   

Copyright © Medcost 2003-Tous droits réservés.

 
Dossiers
Plan du site
 
Références : Doctissimo I Caradisiac I Ados.fr I Momes.net I gnomz.com I fluctuat.net