Les
lunettes de Monsieur Decker et l'harmonisation des systèmes de Sécurité
sociale en Europe
Claude
MALHURET
15 juin
1998
Les
deux arrêts de la Cour
de Justice des Communautés Européennes du 28 avril dernier
sur la Sécurité Sociale, parus au même moment que la mise sur le
marché de la pilule Viagra, n'ont pas eu - et de très loin
- l'honneur d'une couverture médiatique équivalente. Il n'est pourtant
pas exclu qu'à terme leurs conséquences pour les 350 millions d'assurés
sociaux de l'Union Européenne soient beaucoup plus significatives.
Les institutions
communautaires ont toujours joué un rôle considérable dans l'établissement
de nouvelles règles de concurrence. Face à des autorités nationales
souvent réticentes, on leur doit une bonne part de la libéralisation
de domaines aussi variés que les transports, les télécommunications
ou l'énergie. Vont-elles être à l'origine d'un changement comparable
dans le secteur hyperrégulé de la santé et de la sécurité sociale?
Cette question hier encore incongrue, se pose désormais depuis les
arrêts de la Cour de Justice du 28 avril 1998.
Les deux
litiges tranchés par ces décisions opposaient des ressortissants
luxembourgeois à leur caisse de sécurité sociale. Le premier, Monsieur
Decker (arrêt
C-120/95) avait acheté en Belgique des lunettes prescrites
par un ophtalmologiste luxembourgeois. Le second, Monsieur Kohll
(arrêt
C-158/96) souhaitait faire bénéficier sa fille des
soins d'un orthodontiste exerçant son art à Trèves, en Allemagne.
Les caisses
luxembourgeoises avaient refusé à Monsieur Decker le remboursement
des lunettes au motif que l'achat avait eu lieu à l'étranger, et
n'avaient pas autorisé la fille de Monsieur Kohll à se faire soigner
en Allemagne, estimant que les soins n'étaient pas urgents et pouvaient
être prodigués au Luxembourg.
Contre
ces décisions les plaignants invoquaient le droit communautaire
relatif à la libre circulation des marchandises dans le premier
cas, à la libre prestation de services dans le second. La Cour Européenne
de Justice leur a donné raison.
L'importance
de ces deux affaires, qui pourraient paraître anecdotiques, n'avait
pas échappé aux autorités des Etats Membres. Outre le Luxembourg,
les gouvernements allemand, autrichien, britannique, français et
grec avaient déposé, comme la procédure européenne les y autorise,
des conclusions à l'appui de la position des caisses.
Pour ces
gouvernements le droit européen, en l'absence d'une harmonisation
communautaire en ce domaine, ne porte pas atteinte à la compétence
des Etats Membres pour aménager leur système de Sécurité Sociale.
La Cour réfute cette argumentation en précisant que, même en l'absence
d'harmonisation, les Etats Membres sont tenus de respecter les principes
généraux du droit communautaire, en l'occurrence celui de la libre
circulation.
En deuxième
ligne de défense les gouvernements s'appuient alors sur un article
du règlement européen (Art 22 du règlement 1408/71) prévoyant l'exigence
d'une autorisation préalable des caisses à tout traitement dans
un autre Etat Membre. La Cour balaye cet argument de poids en constatant,
conformément à la hiérarchie des normes juridiques, que "le
fait qu'une mesure nationale puisse éventuellement être conforme
à une disposition de droit dérivé n'a pas pour effet de faire échapper
cette mesure aux dispositions du traité".
Estimant
donc que les réglementations relatives à l'autorisation préalable
constituent une restriction au principe de la libre circulation,
la Cour n'a plus qu'à examiner les arguments selon lesquels cette
restriction peut être justifiée par des raisons tenant à l'équilibre
financier du régime de Sécurité sociale ou à la sauvegarde de la
santé publique, arguments qu'elle repousse aisément.
Deux arrêts
lapidaires viennent en conclusion établir une jurisprudence appelée
à faire date :
-
"Les
articles 30 et 36 du traité CE s'opposent à une réglementation
nationale en vertu de laquelle un organisme de Sécurité Sociale
d'un Etat Membre refuse à un assuré le remboursement forfaitaire
d'une paire de lunettes avec verres correcteurs achetée auprès
d'un opticien établi dans un autre Etat membre, au motif que
l'achat de tout produit médical à l'étranger doit au préalable
être autorisé."
-
"Les
articles 59 et 60 du traité CE s'opposent à une réglementation
nationale qui subordonne à l'autorisation de l'organisme de
Sécurité Sociale de l'assuré le remboursement, selon le barème
de l'Etat d'affiliation, des prestations de soins dentaires
fournies par un orthodontiste établi dans un autre Etat Membre."
Une brèche
majeure vient donc de s'ouvrir dans un domaine que l'on croyait
pour longtemps protégé de la dérégulation par de nombreuses (fausses?)
bonnes raisons tenant aux spécificités des systèmes de santé.
Les perspectives
peuvent paraître aujourd'hui limitées et ne concerner par exemple
que les frontaliers ou les grands voyageurs. Mais qui pourra désormais
empêcher les fournisseurs de matériel médical, au moment de l'arrivée
en force du commerce électronique, de réfléchir en termes de marchés
européens dégagés des contingences et des réglementations nationales?
Qui pourra
empêcher un patient de consulter un spécialiste célèbre ou de fréquenter
un établissement de soins renommé dans un autre pays que le sien
et d'en exiger le remboursement à sa caisse de sécurité sociale
?
Ce ne sont
là que deux exemples parmi les nombreuses possibilités ouvertes
par les arrêts de la Cour, possibilités que ne manqueront sans doute
pas d'étudier de près des acteurs entreprenants du domaine de la
santé : fabricants, assureurs privés, organisations de réseaux de
soins et de "managed care", freinés aujourd'hui dans leur
développement par les frontières nationales et la multiplicité des
réglementations à l'intérieur de l'Union.
C'est également
un pas franchi dans l'inévitable harmonisation à terme des systèmes
européens de sécurité sociale. Cette jurisprudence indique en effet
la position prévisible de la Cour suprême dans les litiges ultérieurs
qui ne manqueront pas de survenir et risquent de concerner peu à
peu des pans entiers des réglementations étatiques existantes. Les
législateurs devront en tenir compte rapidement s'ils veulent éviter
que les avancées de cette harmonisation ne leur échappent au profit
de juges plus audacieux qu'eux.
Réagissez
à cet article
Retrouvez tous
les dossiers en Economie de la Santé.
|